GRAND ANGLE
Produit lacté censé être une mine de vertus bienfaisantes grâce à ses ferments, Actimel a surtout bénéficié d'un marketing hors pair, modèle du genre étudié comme tel dans les écoles. Histoire de cette potion surtout magique pour le groupe Danone.
Actimel, fils de pub
Par Florent LATRIVE
mercredi 10 novembre 2004 (Liberation - 06:00)
'est écrit sur un panneau à l'entrée du site : pas de caméra, pas d'appareil photo. C'est qu'on ne visite pas sans donner des gages cette grappe de bâtiments aux formes ondulantes plantée au milieu du plateau de Saclay, à une vingtaine de kilomètres de Paris. Bienvenue à Vitapole, le centre de recherche de Danone, Fort Knox du ferment lactique et bunker d'Actimel, la meilleure gagneuse de la firme agroalimentaire française avec ses 6,3 millions de bouteilles vendues chaque jour dans le monde.
A l'heure où les rayons des supermarchés se couvrent de produits promettant intestins en béton, cholestérol dompté ou zéro stress, Danone sait qu'il joue gros : la vogue de la bouffe santé suscite des polémiques croissantes, l'hostilité des associations de consommateurs, et un projet de règlement européen destiné à faire le ménage dans les prétentions des industriels. Hors de question qu'Actimel, le plus emblématique de ces aliments, soit emporté au passage. Avec 620 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2003 et des taux de croissance flirtant avec les 30 % partout dans le monde, la fiole s'est imposée comme un produit stratégique pour la firme. Alors, Danone surjoue le sérieux scientifique : la visite du site se fait en blouse blanche ; on est invité à patienter devant un poster plein de courbes, de chiffres et de noms latins ; on exhibe le matériel, les frigos, la machine pour screener la collection de souches... Tout suinte la démonstration : Actimel, c'est pas du bidon.
Lactobacillus Casei DN-114 001
Au moment du lancement d'Actimel en France, en 1997, l'atmosphère était bien plus détendue. Même si Jean-Michel Antoine, le responsable scientifique de Vitapole, aime à répéter que la copine des défenses naturelles est le fruit de dix ans de recherche, à l'origine, les préoccupations scientifiques sont assez maigres. Il s'agit surtout de réagir à la menace du débarquement en Europe du japonais Yakult (1), le pionnier des probiotiques, ces yaourts dopés avec des ferments censément miracles. Pour le numéro un mondial des produits laitiers, l'idée de se faire souffler un marché potentiel est insupportable. Illico, les équipes puisent dans leurs réserves de ferments lactiques pour en exhumer le Lactobacillus Casei DN-114 001. Affublé du sobriquet «L. casei Defensis» par le marketing maison, il reste à trouver une astuce pour parvenir à vendre ce truc hybride qui n'est pas vraiment un yaourt, et assurément pas un médicament.
Un publicitaire témoin des réunions préparant le lancement raconte : «Ils ont dit : "Voilà, ça sera dans le rayon frais, sous forme de petites bouteilles, qu'est-ce qu'on peut faire ?" On s'est dit que le produit pourrait trouver un positionnement naturel au petit déjeuner.» C'est l'origine du «geste santé du matin», trouvaille en accord avec l'image «santé» choisie par le groupe plusieurs années auparavant. Bingo. Les ventes dépassent de loin les prévisions. Selon deux témoignages différents, le directeur du marketing d'alors, Bruno Meurisse, n'en revient pas d'«avoir vendu autant de lait aussi cher». Car Actimel est une martingale : vendu entre 4 et 5 euros le litre, il coûte deux à trois fois plus cher qu'un Danone nature ; consommé le matin, il ne pique pas de part de marchés aux yaourts. Et l'astuce du «geste» en fait un produit quotidien, source de revenus réguliers pour la firme.
En quelques années, Danone s'attaque à la plupart des pays d'Europe, à l'Amérique latine ; il est en train de tâter du marché américain. De quoi fasciner les spécialistes du marketing, toujours admiratifs quand il s'agit de parvenir à fourguer des produits dont personne n'avait besoin jusque-là : Actimel est désormais en bonne place dans nombre de manuels, à côté de Coca-Cola ou du Walkman de Sony.
Même si des équipes de recherche planchaient déjà dessus, le produit a été lancé sans études probantes : à peine un test sur les nourrissons de moins de 3 mois et un autre sur des rats. Inexploitable pour la communication. «Danone n'a rien d'un innovateur, témoigne un spécialiste du marketing qui travaille pour le groupe régulièrement. Sa méthode générale, c'est de reprendre un produit et de mettre le marketing Danone dessus. Ils ont fait ça avec Actimel, sur une idée de Yakult.» La publicité joue un rôle important. Plus gros annonceur en France en 2003 avec 309 millions d'euros lâchés en télé, radio ou presse soit près de 2 % du total , l'entreprise est rompue à l'arrosage pub pour doper ses produits. C'est un spot vantant la petite fiole qui a été le plus diffusé à la télé anglaise pendant la semaine du 16 au 22 septembre. Diffusé 162 fois, il a occupé 2 h 32 de temps d'antenne, contre moins de la moitié pour le numéro 2.
Les pieds dans le tapis
C'est avec une pub que Danone a d'ailleurs subi son premier bug. En 2002, un spot met en scène un enfant qui laisse tomber une part de gâteau dans le bac à sable, avant de le remettre dans sa bouche. Drame ? Que nenni : les L. casei de magic Actimel sont là pour protéger l'inconscient, laisse entendre une mère comblée. C'est la prétention de trop, l'association de consommateurs Confédération du logement et du cadre de vie (CLCV) menace de porter plainte. «Comme tous les ferments lactiques, notamment les yaourts, Actimel offre un petit coup de pouce au niveau des capacités immunitaires, rappelle Olivier Andrault, le directeur scientifique de l'association. Mais cela n'a aucun effet sur ce qu'on trouve dans les bacs à sable, comme des staphylocoques dorés ou des vers intestinaux issus des déjections canines.» La firme retire illico la pub, une démarche «adulte», pour Olivier Andrault. «On s'est pris les pieds dans le tapis, concède Isabelle Domercq, en charge de l'Actimel Acceleration Unit (!) du groupe. Depuis, on a mis en place des procédures et aucun pays ne peut sortir une publicité ou une communication sans validation par le groupe.»
Cette bourde n'empêchera pas Danone de continuer à survendre les vertus de son liquide sucré, «flirtant avec les limites en jouant la potion magique, s'amuse Christophe Bénavent, enseignant en marketing à l'université de l'Adour. L'effet est moins automatique qu'avec une ecstasy, mais on a l'espoir que ça va participer à une expérience où l'on se sentira bien». Selon les pays, la com' cible les mères de famille ou les enfants. En France, ce sont désormais les vieux qui sont incités à se doper à l'Actimel.
Mais Danone n'est pas à l'abri d'une menace plus sérieuse qu'un ras-le-bol peu probable de ses pubs. Longtemps rares, les produits se parant de promesses santé sont aujourd'hui légion. Les produits sont enrichis en calcium, en vitamines ou en Oméga 3, cajolent le «capital santé», contiennent du vitalis actif, s'attaquent au taux de cholestérol ou aideraient à mincir ou à roupiller tranquille. Face à ce fatras, des polémiques vigoureuses éclatent régulièrement. En mai, la firme suédoise Proviva a suscité un tollé en Angleterre lorsqu'elle a évoqué les bénéfices de sa boisson Shot dans la lutte contre... l'autisme chez l'enfant. Prise à partie par la National Autistic Society, l'entreprise a dû admettre que l'affirmation était un peu gonflée et que Shot était surtout reconnu pour limiter les flatulences. Conséquence de ces dérapages ? Toutes les associations de consommateurs européennes soutiennent une proposition de règlement européen destinée à interdire notamment les allégations santé qui ne seraient pas prouvées scientifiquement (lire encadré). De quoi vider les rayons des supermarchés...
Danone a anticipé. L'entreprise a mis le paquet pour tenter de prouver à tout prix qu'Actimel n'est pas du pipeau. Recrutements nombreux, accords avec des laboratoires publics prestigieux, budgets en hausse. «Ils tendent désormais vers l'excellence en recherche, j'ai travaillé avec des gens qui publiaient à tour de bras dans Science ou Nature, et ce n'était pas le cas il y a cinq ans», témoigne un biologiste, ex-salarié du groupe à Vitapole.
L'objectif ? Réaliser des études et présenter un dossier sérieux à l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa) pour obtenir le «cachet» de l'agence. Pendant cette période, les équipes planchant sur Actimel sont chouchoutées, «à tel point que les autres râlaient», poursuit le biologiste.
En janvier 2004, la sentence tombe, peu glorieuse : l'Afssa estime que les «résultats des études disponibles ne permettent pas de démontrer tous les effets allégués du produit chez l'homme» et fait remarquer que les doses réelles (1 bouteille par jour) ne «sont pas comparables» aux doses avalées par les cobayes des études (de 2 à 5 par jour). Sur les dix allégations soumises à l'examen par Danone, seule la mention «participe à renforcer les défenses naturelles de l'organisme» est justifiée. Exit le renforcement de la barrière intestinale, la régulation du système immunitaire et autre lutte contre les agressions du quotidien. L'Afssa préconise même de mentionner sur l'étiquette que «l'effet bénéfique attendu n'est scientifiquement prouvé que pendant la prise du produit et cesse très vite dès son arrêt». «Au mieux, il y a un petit effet, au pire ça ne fera pas de mal», résume Jean-Christophe Boclé, chargé de projet scientifique à l'Afssa.
«On va positiver à mort»
Une grosse claque ? Tout sourire debout dans un couloir immaculé de Vitapole, Jean-Michel Antoine se dit au contraire «très heureux de l'avis de l'Afssa», qui, à défaut de mieux, reconnaît un «effet» à Actimel. Et tant pis si le slogan officiel pourrait s'appliquer à n'importe quel yaourt, sinon à beaucoup d'aliments. «Ils nous ont dit tout de suite : "on va positiver à mort, c'est super"», raille un membre de l'Afssa. «Ils ont un produit qui marche bien, ils voulaient le label Afssa pour obtenir une caution», estime Jean-Christophe Boclé, au début assez «étonné» que Danone se gargarise d'un avis qu'il jugeait «négatif».
De fait, l'entreprise dispose de quoi envisager plus sereinement une législation à venir, et peaufiner les méthodes maison pour multiplier les lancements de produits à prétentions santé. Danone a-t-il pour autant sauvé son flacon à millions ? Pas sûr. Le projet de législation européenne prévoit aussi d'interdire aux produits trop gras ou trop sucrés de communiquer sur des allégations santé. En ligne de mire : les céréales bourrées de sucres qui se targuent de booster le «capital santé», ou les sucettes affichant «0 % de matières grasses». Et, sur ce point, Actimel n'est pas exempt de reproches : le L. casei donne un goût amer au yaourt, il a donc fallu ajouter du sucre. «Ce n'est pas sûr que le profil nutritionnel d'Actimel soit bon avec l'équivalent de deux morceaux de sucre par petite bouteille, fait remarquer Hélène Moraut, chargée du dossier alimentaire à l'UFC-Que choisir. Pour un produit qui ne sert pas à grand-chose, c'est un peu bête de consommer deux morceaux de sucre pour rien.»
(1) Depuis, Danone a pris 20 % du capital du japonais et signé un partenariat avec la firme.